Depuis
quelques années, l'on assiste sans cesse à la
production de publics au sein des mouvements mondiaux de
protestation, qui ne distingue plus entre "réel"
et "virtuel". Les rencontres aux divers lieux
géographiques des grandes mobilisations ainsi que les réunions
de préparation organisées au niveau local, d'une part,
et la concentration de sites et forums internet, de
listes de courriel, de chatrooms et de wikis, d'autre
part, donnent naissance à un espace de communication,
qui dépasse largement ce qui dans les années 80 et 90
faisait, avec beaucoup de fascination, l'objet d'une
discussion sous le terme de "cyberspace" - car
la fusion de l'espace virtuel et physique, du corps et
de la technologie se fait beaucoup plus naturellement et
fréquemment au quotidien que l'on ne se l'était imaginé.
A
quoi ressemble donc cet espace de communication, quelles
sont ses conditions préalables, dans quelles conditions
s'ouvre-t-il et par quoi est-il limité?
Les
zapatistes dessinèrent une vision pertinente lorsqu'ils
annoncèrent en août 1996 leur intention de "créer
un réseau de communication entre tous nos combats et
résistances". Ce "réseau intercontinental
de la communication alternative" devait être orienté
contre le néolibéralisme, constituer un média à travers
lequel les différentes résistances communiqueraient
entre elles. Il chercherait à "établir des canaux
permettant aux mots de voyager à travers tous les chemins
de la résistance". Il ne devait pas s'agir d'une
structure d'organisation, et il ne devait pas non plus
être pourvu d'une direction ou d'un organe décisionnel
central, ni d'ailleurs d'un commandement ou d'hiérarchies.
Selon les zapatistes, ce réseau, "c'est nous tous,
qui parlons et écoutons, qui le constituons."[1]
Cette
intention décrit quelque chose qui n'a encore jamais
existé: Une structure, dont la description comme réseau
de communication rappelle certes un contre-public alternatif,
sans être cependant ni un journal ni un programme radiophonique
ni un site internet ou une liste de courriel. Une structure
qui, de par son caractère mettant l'accent sur une organisation
horizontale et décentralisée, rappelle un mouvement
social sans exiger de programme homogène révolutionnaire,
mais met, au contraire, l'accent sur la diversité des
combats menés dans le monde entier. Il s'agit de la
description d'un espace de communication dans lequel
les diverses résistances contre ce que les zapatistes
qualifiaient de néolibéralisme depuis 1994 formuleraient
leur critique et leur pratique. Ce "réseau intercontinental
de la communication alternative" apparaît comme
poursuite constante des grands enquentros,
auxquels les zapatistes avaient appelé au milieu des
années 1990: des rassemblements de tous ceux qui se
sentaient invités, des lieux d'échange et de communication
dépourvu de l'obligation de parvenir à des résultats
et des déclarations d'intention uniformes: un espace
public, créé à travers l'échange horizontal et décentralisé
permanent, auquel chacun, chacune puisse participer.
L'année
suivante, dans un discours où il s'adressait à la rencontre
"Freeing the Media" organisée par divers projets
médiatiques alternatifs des Etats-Unis et se déroulant
à New York City,
le sous-commandant Marcos appela de nouveau à
la création d'un réseau de médias indépendant, se référant
cette fois plus précisément aux contres-publics traditionnels:
le réseau devait raconter l'histoire des luttes dans
le monde entier, et ainsi opposer aux mensonges des
médias commerciaux la vérité des luttes sociales.[2]
Dès
2000, la spécificité de cet espace de communication
quasi hybride était déjà perceptible. Naomi Klein constatait
alors: "Avec ses hubs et ses spokes et ses hotlinks,
sa mise en relief de l'information au lieu de l'idéologie,
le mouvement reflète l'outil qu'il utilise - il est
l'internet éveillé à la vie"[3].
À l'inverse, selon le groupe autonome a.f.r.i.k.a.,
le mouvement participe lui-même à la mise en avant de
l'internet: "À une époque où la représentation
médiatique est perçue comme ressource centrale (mot-clé
"société de l'information"), le mouvement
des People from
Seattle se crée lui-même l'infrastructure lui permettant
de s'auto-représenter."[4]
L'infrastructure
émergeante est en même temps un espace de la représentation
et de la production, un espace qui est en permanence
créé par son utilisation, qui est en même temps virtuel
tout en se matérialisant
sous la forme des protestations dans la rue ainsi
que dans le quotidien du mouvement sur place. Il se
distingue des contre-publics traditionnels, peu importe
si ceux-ci sont véhiculés par des médias alternatifs,
des médias propres aux acteurs du mouvement ou encore
des médias souverains, en ce sens qu'il rend possible,
entre autre, une interactivité immédiate en temps réel,
qu'il intègre à la fois des canaux de communication
nouveaux et traditionnels, et qu'il présente une extension
à l'échelle mondiale.
Enter:
Indymedia
Un
exemple tout aussi particulièrement connu que paradigmatique
est le réseau mondial de sites internet d'informations
alternatifs nommé "Indymedia".
Lorsque
le premier "Independent Media Center" (Centre
de média indépendant, CMI) avait été fondé en 1999 pour
les protestations contre l'OMC à Seattle, il paraissait
comme une mise en œuvre des appels zapatistes. Cela
apparaît de manière encore plus manifeste, lorsque l'on
dirige son regard vers le réseau des CMIs qui au terme
de cinq ans compte plus de 150 sites internet sur l'ensemble
des cinq continents. Comme le décrit Chris Shumway,
les média-activistes qui avaient pour la première fois
essayé de publier des reportages sur un site internet
commun à l'occasion de la Convention Nationale Démocratique
en 1996 à Chicago, s'étaient effectivement inspirés
du mouvement Zapatiste. Cependant, ce ne fût que trois
ans plus tard que tous les éléments étaient réunis pour
la création d'un réseau de communication global, interactif:
créateurs de médias alternatifs, logiciels opérationnels,
ainsi que le concept d'open publishing (publication
ouverte).[5]
De
par son avant-plan, tout Centre de média indépendant
ou "Indymedia" apparaît simplement comme un
site internet de contre-public alternatif: reportages
sur des protestations au niveau local et mondial, appels
à des rencontres et des activités ainsi que reportages
sur ceux-ci, des sujets tels que l'anti-racisme, le
genre, le militarisme, les luttes sociales, la biotechnique.
La
prise de position du premier CMI qui a été
partiellement reprise par de nombreux CMIs renforce
cette approche contre-publiciste traditionnelle: "Indymedia
is a collective of independent media organizations and
hundreds of journalists offering grassroots,
non-corporate coverage. Indymedia
is a democratic media outlet for the creation of radical,
accurate, and passionate tellings of truth"[6].
Dans
le cadre de toutes les mobilisations mondiales depuis
Seattle, des protestations contre la Banque Mondiale
à Prague aux manifestations prévues à Gleneagles en
Écosse contre le sommet du G8 en 2005 en passant par
le sommet du G8 à Gênes, "Independent Media Center"
signifie aussi un lieu physique, une sorte de café internet
alternatif situé près de l'événement protestataire,
pourvu d'un accès à des ordinateurs ainsi que de la
possibilité de télécharger vers le serveur des documents
de son, images et textes.
Open
Publishing égale Free Software
Les
sites internet Indymedia se caractérisent par le système
de l'Open Publishing (publication ouverte): toute personne
ayant accès à l'internet peut télécharger des documents,
et ce sans login, sans mot de passe ni identification
quelconque. Sur la plupart des sites internet, les "postings"
apparaissent immédiatement sur la page d'accueil dans
ledit "newswire" ("fil d'actualité").
Ainsi la condition préalable des médias faits maison
est créée. Du simple texte au clip vidéo en passant
par photos et son, tout peut être non seulement produit
mais aussi rendu accessible à un public en réseau.
Ce
qui va déjà presque de soi à l'époque des bloggers et
des connexions à large bande, la possibilité technique
de télécharger divers médias vers le serveur, devait
encore en 1999 être construit par les particuliers eux-mêmes.
La première version de logiciel Indymedia portant le
joli nom de "active" fut à l'origine mis au
point pour des activistes sur place à Sydney, puis essayé
avec succès dans le monde entier le 18 juin 1999 lors
du "Carnival against Capitalism" (Carnaval contre le
Capitalisme) qui avait été proclamé comme journée mondiale
d'action, pour enfin être mis en œuvre dans le cadre
du premier CMI à Seattle.
La
mise en exergue du "fait maison" est caractéristique
de la conception d'Indymedia et possède encore, en rapport
avec la détermination d'un "code", une signification
très particulière, déjà élaborée. Tous les sites internet
Indymedia fonctionnent avec un "Free Software"(logiciel
libre)[7],
ce qui veut dire que toute personne peut consulter,
utiliser, copier, divulguer et modifier en fonction
de ses propres besoins les programmes qui y sont proposés.
Le système Free Software est protégé grâce à une licence
d'utilisation spéciale appelée GNU Public Licence. Cela
garantit un accès libre au code source qui reste ainsi
modifiable.
Les
programmes Free Software résultent de la collaboration,
pour la plupart basée sur internet, d'innombrables individus.
Le perfectionnement extrêmement rapide et l'expansion
du système d'exploitation libre Linux durant les trois
dernières années montrent à quel point cette façon de
collaborer peut être efficace. Free Software signifie
une invitation radicalement ouverte à la participation,
qui n'est limitée, outre l'accès à l'internet, que par
la disponibilité à se familiariser avec le sujet en
question et l'acceptation de certaines règles: pas de
bavardage, indication de données précises, et lecture
du "sacré manuel" (RTFM).
À
travers l'ouverture, l'on assiste en quelque sorte à
la mise en activité d'une intelligence collective, qui
peut théoriquement s'étendre à travers le globe entier
et pratiquement englober du moins les régions géographiques
dans lesquelles l'accès à l'internet est possible ainsi
que les groupes sociaux
qui peuvent se procurer cet accès.
Indymedia
s'est largement approprié cette approche.[8]
Selon Matthew Arnison, qui a participé à la mise au
point du code "active" pour Indymedia, le
système de l'Open Publishing n'est rien d'autre que
la suite du mode de production de Free Software: "Open
Publishing égale Free Software"[9].
Le produit est un public du mouvement mondial, résultant
de collaborations tous azimuts lors de la rédaction
de reportages constitués d'images, de textes et de son
tout comme lors de la détermination de code et du bricolage
de matériel informatique et de logiciel
pour serveurs et CMIs sur place.
Techniquement
parlant, tout peut être publié sur Indymedia, c'est
d'un point de vue politique que cette ouverture est
limitée. Dans les "Principles of Unity" (principes
de l'unité) du réseau, l'on peut lire : "All
IMCs (...) shall not discriminate, including discrimination
based upon race, gender, age, class or sexual orientation".
Les contributions de nature discriminatoire peuvent
être écartées du fil d'actualité d'une page d'accueil
donnée, puis "cachées".
Corps et
action dans l'espace virtuel
Avec
leurs rapports sur des manifestations dans le monde
entier, les sites internet Indymedia représentent la
surface d'un réseau de communication complexe, dont
la partie numérique était constituée au printemps 2003
d'environ 600 à 700 listes de courriel, d'un wiki avec
plus de 600 usagers sur 2723 pages et de 70 chatrooms
IRC en moyenne. S'y ajoutent les innombrables rencontres
dans le cadre des protestations contre le G8, la Banque
Mondiale ou l'OMC
et des réunions régulières du collectif Indymedia
sur place.
C'est
dans ce "backoffice" numérique que s'expriment
les "agencements collectifs d'énonciation"
dont Maurizio Lazzarato prenait connaissance lors des
manifestations de Seattle: "un mélange de corps
(avec leurs actions et leurs passions) composé de singularités
individuelles et collectives" et "un agencement
d'énonciation, un régime d'expression constitué par
une multiplicité des régimes d'énonciation (...)."
Selon Lazzarato, ces agencements collectifs d'énonciation
"ne s'expriment pas seulement par le langage, mais
aussi par des machines d'expression technologiques (le
net, les téléphones, la télévision etc.). Les deux agencements
sont construits par rapport aux relations de pouvoir
et de désir actuelles."[10]
Dans
la pratique, la communication permanente au sein de
ce backoffice numérique engendre d'étranges glissements
entre l'espace
virtuel et réel. Lors de la réunion nationale des centres
Indymedia britanniques, l'on pouvait par exemple entendre
une des participantes dire:
"Me is not happy about this" (Moi n'est
pas satisfaite de cela). Lors d'une conversation dans
un chatroom, la phrase:
/me
is not happy about this
inscrite dans la ligne de réplique, apparaîtrait en
italique pour tous les participants de la discussion
comme suit:
xy
is not happy about this
Pour
la lectrice habituée à la conversation dans un
chatroom, cela signifie quasiment une indication de la régie
et peut susciter des sentiments proches d'un visage mécontent.
Lors d'un contact face à face, de telles indications de
régie sont en fait inutiles, mais le fait qu'elles
soient tout de même utilisées, montre à quel point
les conventions de l'espace virtuel peuvent se
manifester littéralement "en chaire et en os"
pour l'utilisatrice. Le corps pratiquant le chat peut
souvent réagir à des abréviations fréquemment utilisées
telles que "brb" ("be right back" ou
"je reviens tout de suite") ou "lol"
("laughing out loud" ou "je ris haut et
fort") d'une manière similaire à celle dont il réagirait
à l'équivalent en termes de langage du corps - avec déception
(Pourquoi part-elle maintenant?) ou encore amusement.
Un
feedback qu'une participante à la rédaction du reportage-Indymédia
avait envoyé par wiki après les protestations contre
le sommet du G8 à Evian en 2003 montre à quel point
cette activité avait été ressentie comme une expérience
physique:
"C'était
passionnant, mais par moment, c'était trop, même si
nous étions plus nombreux que jamais auparavant. La
rapidité, l'urgence de devoir faire dix choses à la
fois, un manque de détermination de structures à
l'avance et de priorités nous a poussé jusqu'aux
limites - pas de gaz lacrymogène pour les internautes,
mais de l'épuisement après des jours accrochés à
l'ordinateur, oubliant complètement
les besoins physiques de base. C'était matrix.
Une personne est restée en ligne pendant 36 heures. Média
en direct. La dynamique de 'l'être là' s'est étendue
des rues jusque dans le monde virtuel."[11]
Durant
le reportage sur de grandes mobilisations le backoffice
Indymedia bouillonne d'activité, et c'est à ce moment
que les sites internet CMI sont le plus visités, lorsqu'il
se passe quelque chose dans les rues. Des nouvelles
sur les faits dans les rues sont transmises par SMS,
téléphone, stream radio et vidéo, courriel et messages
pour le fil d'actualité, vérifiées dans les chatrooms,
résumées et rendues publiques. Les personnes se trouvant
dans les rues, aux barricades ou dans les villages d'activistes
sont tout autant de la partie que celles qui sont assises
devant les ordinateurs. À de telles occasions, l'internet
n'est plus seulement qu'un outil de communication mais
exige inexorablement de la présence, tel un espace physique.[12]
Le
potentiel de l'internet très loué dans les années 1990
pour le libre jeu des identités s'est traduit en une
pratique quotidienne. Beaucoup de participants à la
construction permanente d'Indymedia utilisent des surnoms
dans les courriers électroniques, les wikis et les chatrooms,
qui ne laissent pas forcément apparaître leur sexe,
leur âge ou leur origine. Dans l'interaction intense,
l'on apprend cependant vite comment se comportent tels
ou tels surnoms, comment ils travaillent et communiquent,
ce que l'on peut ou non attendre d'eux. Pour ce faire,
il n'est pas nécessaire de demander les identités mentionnées
ci-dessus - et parfois la surprise est grande lorsque
l'on se rencontre réellement.
Vidéos
- Tracts dans une nouvelle tenue?
La
communication permanente à l'échelle mondiale engendre
un ensemble de reportages sous forme d'image, de texte
et de son à partir desquels ont été montés une série
de vidéos. Comme le montre Hito Steyerl en se basant
sur l'exemple de la production Indymedia Showdown
in Seattle, ces vidéos ne se caractérisent pas par
de l'esthétique expérimentale. Les moyens de style traditionnellement
utilisés dans le film documentaire
ne sont pas remis en question, des positions
politiques sont représentées
sous "une forme esthétique d'enchaînement
dont les principes organisationnels sont calqués sur
ceux de l'opposant sans se poser de question"[13].
Venant du fond, telle est la critique de Steyerl, retentit
une "voice of the people"[14]
(voix du peuple) non définie davantage. Il y a sans
aucun doute une référence parfois quelque peu naïve
à "la vérité" dans l'idéologie d'Indymedia,
bien que certains CMIs se présentent de manière différente
dans la définition de leur mission[15]:
"Alors que les médias grand public dissimulent
leurs divers partialités et alignements, nous affirmons
clairement notre position. Indymedia UK ne tente pas
d'adopter une position objective et impartiale: Indymedia
UK affirme clairement sa subjectivité". Selon Steyerl,
l'auto-représentation du processus de production dans
Showdown in Seattle
ne se distingue pas fondamentalement elle non plus de
la production d'information telle qu'elle se fait dans
les médias conventionnels. Il convient ici de faire
remarquer que des différences nettes s'ajoutent au processus
de production tout à fait comparable.
Des
Centres de média indépendants physiques se contentent
tous d'un budget minimal, le "personnel" n'est
pas payé et il organise son travail lui-même. Dans ce
processus de l'auto-organisation, les problèmes sont
résolus de manière différente de celle dont ils le sont
quand il s'agit de l'utilisation des newsrooms habituels.[16]
De plus, les CMIs ne constituent pas un milieu de travail
sûr comme l'a montré le plus clairement jusqu'à présent
l'attaque brutale d'officiers de police lors des manifestations
à Gênes en 2001. Ces deux éléments font que les Centres
de média indépendants sont plus qu'un simple espace
de production. En effet, leur fonction de "hub"
au sein du réseau de l'espace de communication émergeant
est au moins toute aussi importante, tout comme celle
de station dans le processus d'appropriation de technologies,
en particulier de Free Software.
Depuis
Showdown in Seattle,
des dizaines de vidéos-Indymédia, quelque fois irrespectueusement
décrites comme "riotporn" (pornographie d'émeute)
et souvent publiées quelques mois seulement après la
manifestation qu'elles décrivaient, ont été tournées.
Il s'agit là de l'expérimentation sur des modes de production
collective. Red Zone, qui traitait de la manifestation de Gênes contre le G8,
fut par exemple réalisé par des vidéo-activistes venant
d'Italie, d'Irlande et de Grande Bretagne. Le processus
était laborieux et conflictuel, et il se heurtait souvent
aux limites d'une collaboration non-rémunérée, volontaire
et non-hiérarchique entre des groupes d'orientations
politiques et d'exigences esthétiques différentes.
Pour
ce qui est de la fusion de l'espace numérique et matériel,
les vidéos d'activisme présentent encore un autre intérêt.
Depuis des années déjà, des média-activistes font des
expériences avec des streams vidéo via internet en temps
réel qui ne sont la plupart du temps vues que par peu
de personnes sur leurs propres ordinateurs et qui sont
ainsi fortement dépendantes du côté numérique du réseau
de communication émergeant. Avec l'expansion croissante
du vidéo-activisme au sein du mouvement mondial, une
sorte de distribution vidéo décentralisée s'est cristallisée
comme canal de communication supplémentaire et comme
pratique culturelle. Tandis que "Red Zone"
était encore vendu sur cassettes vidéo en 2002, aujourd'hui,
les vidéos sont souvent téléchargées de l'internet puis
(souvent sur le lieu de travail) gravé sur support DVD
ou CD-Rom. En même temps, le cinéma connaît une renaissance:
les screenings vidéo sont devenus partie intégrante
du programme de divertissement du mouvement, du moins
dans le monde occidental, tant sur place qu'également
pendant les grandes mobilisations. Surtout là où la
multitude du mouvement parle beaucoup de différentes
langues, les images multicolores ont peut-être une fonction
similaire à celle des tracts distribués dans les décennies
d'autrefois: la construction d'une base commune, peut-être
même plus encore, un point de référence pour une identité
commune. Parfois, ils deviennent aussi l'outil d'une
protestation, lorsque par exemple, comme ce fut le cas
en 2003 lors du Sommet Mondial de la Société de l'Information
(SMSI) à Genève, la vidéo est projetée immédiatement
sur le mur de bâtiments publics. À Genève, ce fut la
World Information Property Organisation (Organisation
Mondiale de la Propriété de l'Information) qui dû servir
d'écran de projection pour un film sur les Intellectual
Property Rights (Droits de Propriété Intellectuelle).
Limites
de l'espace étendu de communication
Cela
signifie-t-il que nous sommes déjà en pleine science
fiction, immédiatement présents à travers la médiatisation
technique partout où s'étend l'internet?
Bien
sûr que non. La première condition préalable à la naissance
d'un public médiatisé par voie physique et numérique
est un réseau social
constitué de personnes et de groupes réels dans
lequel certaines convictions politiques de base vont
d'elles-mêmes, où certains sujets sont connus et où
règne une certaine confiance. S'y ajoute la diversité
des canaux de communication utilisés. Le réseau social
accessible en permanence dans l'espace virtuel touche
constamment aussi l'espace quotidien matériel. L'on
se rencontre sur internet puis également à la maison
et inversement. Les projets de voyage sont souvent annoncés
via des listes courriel dans l'espoir de rencontrer
des personnes que l'on connaît. Certains se connaissent
déjà, s'étant rencontrés lors de diverses activités
communes auparavant.
Les
connaissances techniques, le matériel informatique et
les logiciels sont importants, mais ils ne suffisent
pas à créer cet espace. Dès l'achat de l'équipement
technique, le fait d'être connecté s'avère utile. Beaucoup
de collectifs CMI multiplient le nombre de leurs caméras,
minidisques et ordinateurs portables à travers l'utilisation
collective.[17]
L'on se soutient mutuellement lors du renouvellement
d'anciens ordinateurs à travers des logiciels adaptés,
de la mémoire supplémentaire, des disques durs externes
etc.
Bien
que l'espace de communication puisse être protégé jusqu'à
un certain point à travers la décentralisation des serveurs,
le chiffrage et l'utilisation des fournisseurs de services
internet fiables, la technique de l'information n'est
pas une chose située hors du système hégémonique. Comme
le montre la saisie de deux serveurs Indymédia utilisés
en Grande Bretagne peu avant le début du Forum Social
Européen à Londres, l'une ou l'autre partie de l'espace
de communication peut très vite se voir déconnectée.[18]
Encore aujourd'hui, la base juridique de cette question
n'est pas claire. L'activiste Indymedia avait fait des
spéculations peu après la saisie: "Il s'agit donc
de la police suisse, sur un site français, transmis
par un serveur en Angleterre, et enlevé par la Police
Fédérale Américaine
…"[19]
En
résultat d'une activité ardente dans le backoffice, un
groupe de presse fut immédiatement créé, et la
plupart des 20 sites internet CMI concernés purent
rapidement être rendus de nouveau opérationnels, du
moins en partie.
La
communication même est en grande partie limitée à des
activités pragmatiques visant à la réalisation de projets
dans le backoffice d'Indymedia. C'est lorsque les discussions
politiques portent sur un besoin de décision concret
qu'elles deviennent intéressantes. L'interprétation
de l'auto-obligation contre toute discrimination éventuelle
est constamment renégociée sur place par chaque collectif-Indymedia.
Dans le cas de IMC UK, de telles discussions ont lieu
régulièrement lorsqu'il s'impose de prendre une décision
afin de déterminer quel article doit être écarté du
"open publishing newswire" pour être marqué
de la note "caché". Où est la limite entre
une critique d'Israël et l'antisémitisme? Quand une
blague va-t-elle au-delà de la limite du sexisme? Qu'est-ce
qui est caché comme étant de la "non-information",
et qu'est-ce qui est toléré?
Les
limites de l'espace de communication apparaissent aussi
justement à travers l'ouverture qui le rend tout d'abord
possible. Chaque liste courriel est chronologiquement
intégrée dans les archives, chaque courriel, chaque
page sur le wiki possède le même "degré d'importance".
Il n'y a pas de lieu central où des documents à caractère
obligatoire soient conservés de manière sûre. Le problème
de base du mouvement au sein de l'espace particulier
que constitue l'internet est celui de l'orientation[20]
qui est le plus facilement possible à travers le savoir
créé par la collaboration. Certains textes se démarquent
de l'ensemble du matériel par le fait qu'ils fassent
l'objet de multiples liens. Malgré cela, le tout est
tellement compliqué que par exemple une équipe de chercheurs
avait pu confondre deux villes l'une avec l'autre lors
d'une recherche approfondie sur cinq études de cas CMI[21].
Conclusion
provisoire
Ce
que les Centres de média indépendants ont de particulier
réside dans la fonction qu'ils ont pour l'espace de
communication des mouvements mondiaux. C'est lorsqu'il
se passe quelque chose dans la rue que les sites CMI
sont le plus animés, mais les reportages sur les grandes
manifestations souvent précis à la minute près perdent
rapidement leur actualité. C'est alors également que
la fusion de l'espace physique et virtuel ainsi que
des pratiques culturelles y afférentes est la plus intense.
Peut-être cela constitue-t-il la contribution la plus
innovatrice d'Indymedia à une alternative de public
mondial: "établir des canaux permettant aux mots
de voyager à travers tous les chemins de la résistance".
Des
canaux constitués de logiciel ainsi que de
l'utilisation compétente du vieux matériel
informatique bon marché, de largeur de bande et de
serveurs provenant de dons, de sites internet régulièrement
mis à jour. La combinaison de protestations, une idéologie
de l'ouverture et des logiciels libres font apparaître
un espace public qui ne se laisse pas limiter ni au hype
internet ni au primat inconditionnel de la rue, et dans
lequel l'événement n'est plus dissociable de sa
représentation: "Les signes, les images, les énoncés
jouent un rôle stratégique dans ce double devenir: ils
contribuent à faire surgir les possibles et ils
contribuent à leur réalisation."[22]
Cela
est rendu possible à travers la manière naturelle et
engagée dont des média-activistes, des programmateurs
de logiciels, des manifestants s'approprient de nouvelles
technologies en tant que partie intégrante de leur environnement
matériel quotidien tout comme en tant que moyen de communication
à travers et au-delà de la moitié du globe, sans trop
se préoccuper de la séparation que cela implique la
plupart du temps entre "virtuel" et "réel".[23]
Cette omniprésence dans laquelle des faits et activités
locaux se transforment en thèmes globaux, correspond
à une affirmation d'Antonio Negri et de Michael Hardt,
que souligne Gerald Raunig: "Partout
l'Empire peut être attaqué, à
n'importe quel endroit. C'est une des affirmations
les plus fortes dans Empire: qu'il ne doit pas y avoir d'enchaînement horizontal des luttes
pour attaquer l'Empire. Au contraire: lorsque les mécanismes
du pouvoir fonctionnent sans centre et sans contrôle
central, il devrait aussi être possible de l'attaquer
depuis n'importe quel endroit et partant de n'importe
quel contexte local ".[24]
Traduit
par Yasemin Vaudable
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